Il y a une douzaine d’années s’élevait un grave différend entre le Grand Prieuré des Gaules et la GLNF, dont l’issue se solda par le départ de quelque 300 FF du Rite écossais rectifié.
Je me rappelle avoir été très marqué par ces événements dont j’étais loin de saisir les causes profondes. Dans le même temps, j’essayais d’imaginer quel serait mon attitude si de semblables tourments venaient à opposer ma famille rituelle à la Grande Loge... Et toujours revenait la même conclusion : moi, l’insatiable perroquet de style Emulation, malgré mon indéfectible attachement à ce style de travail, je choisirais certainement de rester fidèle à ma Grande Loge. Il me paraissait impossible qu’à aucun moment les inclinations vers des spécificités rituelles, si chères qu’elles me soient, puissent l’emporter sur la fidélité à l’universalisme maçonnique que représente l’obédience. Loin de moi les dichotomies entre l’ordinal et l’obédientiel ! Je voulais imaginer que ma fidélité demeurerait, quoi qu’il arrive, à la maison régulière et reconnue qui m’avait accueilli en 1982.
Quelques années plus tard, après dix-sept années d’appartenance au collège actif du Val de Loire, je recevais de mon prédécesseur, pour un court mandat de deux ans, le maillet de la Province. Ce fut une période intense et contrastée. Intense comme l’ineffable bonheur d’accompagner mes Frères dans une merveilleuse aventure de l’esprit. Contrastée au fil des effarantes dispositions induites par le comportement très singulier du Grand Maître.
A tel point que fin 2009, écartelé entre les devoirs d’obéissance liés à mon engagement et les mesures contraires à l’intérêt des Frères qu’ils supposaient que je prisse, ai-je sérieusement envisagé de rendre mon tablier après la tenue annuelle de Grande Loge.
C’était sans compter sur le cours parfois facétieux des choses : mardi 1er décembre 2009, trois jours avant la réunion du SGC, je reçois un appel téléphonique dont l’avenir dira les immenses conséquences. Mon correspondant est un TRF, ancien Assistant Grand Maître honorablement connu. Il me fait part d’une action ourdie de longue date pour signifier au Grand Maître l’inquiétude des Frères. Semblable méthode n’a jamais été usitée jusqu’alors. Pour autant, je remarque qu’elle n’est pas plus singulière que l’innovation imposant désormais le port des décors maçonniques lors d’une assemblée profane.
Mon interlocuteur m’assure que lui-même s’associera à cette manifestation, accompagnant ainsi le Grand Maître Immédiat, le TRF Jean-Charles F...r, qui a promis de se lever également par solidarité.
Le dilemme est insoutenable et le temps pour me déterminer fort court. Comment départager mes penchants légalistes et légitimistes d’un côté, et ma conviction profonde que la gouvernance engage les Frères depuis deux ans dans une voie contraire à leurs aspirations ? Assez naturellement -et naïvement aussi - c’est dans les titres maçonniques de ces deux personnages que ma question va trouver sa réponse et un forme transitoire d’apaisement. Après tout me dis-je, qu’y aurait-il de si incongru qu’on ne puisse envoyer un signe fort au Grand Maître, qui plus est avec les cautions morales réunies d’un passé Grand Maître et de son Assistant.
On sait la suite : le matin du 4 décembre 2009, les deux cautions morales sont demeurées étrangement immobiles tandis que le grand chef, qui affectait les airs de la surprise, déversait un flot d’insultes préalablement et soigneusement calibrées. A la 7ème minute de sa logorrhée, monsieur le rituel c’est moi, sa majesté la sagesse ne connaît pas la pitié, y est allé d’un tonitruant « sortez messieurs, cette maison n’est plus la vôtre ». Toujours obéissant, je me rendis immédiatement dans les parvis... Non sans découvrir subitement ce qu’était devenue la GLNF : une machine qui pouvait en quelques instants de furie broyer vingt-huit ans de dévouement, une alcôve où des Frères auto-proclamés chefs à plumes et à vie forment une classe supérieure qui manipule et instrumentalise, drapée dans une superbe qui la dispense de pratiquer les bons offices que réclament la justice et la miséricorde.
Depuis ce jour maudit, on a vu par blogs interposés les champs que la pensée de certains Frères pouvait explorer. Certes, la lecture des commentaires postés sur les Myosotis ne fut pas toujours édifiante. Mais les articles mis en ligne sur les différents Acacia , Colonnes du temple, Affidélis etc., ont atteint les sommets d’une rhétorique dégoulinante de perversion.
Comment des hommes que l’on a croisés, connus puis reconnus, ont-ils pu s’immerger dans une dialectique qui dresse à ce point le dogme arbitraire contre la raison pure, et sombrer finalement dans cette déchéance verbeuse où seuls triomphent les arguments d’autorité.
Car avant les événements et pris isolément, ces hommes n’étaient pas comme cela, ni capables de cela... Ou s’ils l’étaient un peu, ce n’était qu’à l’état larvaire. Quelques-uns, tout au plus, présentaient un terrain légèrement favorable que des reliquats de préceptes maçonniques maintenaient en jachère... Il a donc fallu réunir certaines conditions pour que s’actualisent autant de potentialités. Sans doute les comportements éphessiens (avec 2 « s ») ont-ils beaucoup contribué à favoriser certaines galvanisations. Mais cela me paraît insuffisant à tout expliquer car F.S. lui-même n’est qu’un épiphénomène. Jamais, ses deux prédécesseurs n’auraient pu faire le 10ème de ce qu’il a entrepris. S’il l’a pu, ce n’est pas tant par les excès de ses propres singularités que par le cynisme, la grossièreté et l’immoralité dans lesquels a fini par sombrer la Grande Loge.
Comment cela a-t-il commencé ? Par l’adoption, contre toute raison, d’une définition anglo-saxonne datant de deux siècles... N’en déplaise à quelques beaux esprits qui, dans un passé récent, m’ont cruellement raillé là-dessus.
Nous sommes en 1813, la maçonnerie anglaise met un terme à la querelle opposant anciens et modernes depuis soixante ans. C’est le fameux acte d’union dont l’article N°2 s’énonce comme suit : « La pure et ancienne maçonnerie consiste en trois degrés et non davantage. Apprenti enregistré, Compagnon du métier et Maître maçon, incluant la Sainte Arche Royale de Jérusalem. » (1)
De cette définition découle un constat dont, nous autres maçons continentaux, avons bien du mal à mesurer la portée : Emulation n’est pas un rite au sens où nous l’entendons, mais un manière standard de travailler en 3 étapes successives ce qu’il est convenu d’appeler la « Craft » ; autrement dit le symbolisme tiré de l’art de bâtir.
Aussi bien l’article N°5 de la déclaration de 1929 vient-il naturellement en corollaire : « Que la Grande Loge exercera une juridiction souveraine sur les Loges soumises à son contrôle [...] qu’elle ne sera en aucune façon subordonnée à un Suprême Conseil ou autre Puissance revendiquant un contrôle ou une surveillance de ces degrés, ni ne partagera son autorité avec ce Conseil ou avec cette Puissance. »
Moi qui ai reçu la Lumière dans une Loge Emulation, je me suis parfaitement accommodé de ce modèle et m’en satisferais encore - n’était-ce ma révocation ! J’ai pratiqué l’Arche Royale en complément naturel du degré de Maître et me suis investi dans les degrés latéraux sous juridiction de la Grande Loge de Marque (acronyme GLMMMF).
Dans le cadre de la Grande Loge Unie d’Angleterre, ces deux articles ne risquent pas de faire problème puisque, tout au contraire, ils découlent de l’état de fait qu’ils décrivent. Quant aux autres degrés pratiqués outre-manche, en bien plus grand nombre que vous ne l’imaginez, c’est à dessein que leur structuration résiste à tout empilage en une colonne verticale susceptible de constituer un rite. D’où leur classification parmi les degrés dits latéraux ou side degrees.
Mais ce modèle, confectionné sur mesure par et pour la GLUA, à qui le concept de rite est étranger, a-t-il encore un sens quand on l’impose aux forceps à une obédience qui, nullement étrangère à cette notion de rite, en pratique plusieurs ?
En un mot, ce concept applicable à une Grande Loge « zéro-rite » l’est-il encore dans un cadre « multi-rites ». J’entends d’ici les cris d’orfraies des caciques de la Chambre d’enregistrement qui ont probablement oublié ce qui suit :
- Le départ en 1958 (déjà !) de nombreux Frères du Rite Rectifié vers « Opéra » parce qu’ils vivaient très mal cette tournure anglaise de la GLNF.
- Le statut particulier de l’Arche Royale, placée sous obédience directe de la Grande Loge, comme en Angleterre, mais à la différence notoire faut-il le souligner de l’Ecosse et des Grandes Loges des Etats Unis d’Amérique.
- La nécessité pour remplir certains Offices provinciaux ou nationaux d’avoir été exalté puis d’être passé par tout ou partie des trois Chaires, le GM étant lui-même le Premier Principal National de droit.
- Le slogan très à la mode vers la fin du mandat de J-Ch. F. : « une Loge ‘ un Chapitre », quel que soit le rite de cet Atelier... Que l’on trouvait encore formulé ainsi : « L’Arche Royale est le complément naturel de la Maîtrise. » (Allez donc dire cette énormité à un CBCS ou à un 33ème).
-Un prosélytisme de clientèle qui a relativisé les exigences du par cœur au prix d’une altération de la méthode initiatique. C’est la 1ère dénaturation.
- L’agrégation scandaleuse des Arches Royales d’Ecosse et d’Amérique au sein d’un Grand Chapitre Uni placé sous obédience de la GLNF... Sachant qu’à la différence de l’Arche anglaise (domatique) celles-ci font effectivement partie intégrante d’un rite en plusieurs degrés ; et qu’à ce titre la GLNF se trouve en position de gérer des degrés de perfectionnement en parfaite violation de l’article N° 5 de 1929. Curieusement là-dessus, personne ne voit -ou ne veut voir- l’une de ces ingérences tant reprochées à d’autres.
De ces différentes remarques découle la preuve que la GLNF est bel et bien calée sur l’article N°2 de l’acte d’union de 1813, quoique s’en défendent les caciques ou autres sbires du système. Cela signifie que, plus ou moins consciemment, deux maçonneries de perfectionnement cohabitent au sein de l’obédience :
L’officielle d’une part, d’inspiration strictement anglaise. Placée sous les auspices de l’obédience, elle ne saurait participer d’un rite puisque réputée par définition incluse dans le degré de Maître. (2)
La tolérée d’autre part, d’inspiration continentale. Constituée de plusieurs niveaux organisés en progression scalaire, elle se répartit en différents systèmes qui forment chacun un rite placé sous l’autorité d’une juridiction en amitié ; mais une amitié sous conditions.
Or, les conditions en question sont dictées par la méfiance et la suspicion. Rien d’étonnant à cela, la notion de rite -on vient de le voir- n’étant pas intégrée par la GLNF, tout système de perfectionnement s’y trouve latéralisé par défaut. Dès lors, une influence spirituelle descendant verticalement du haut vers le bas est assimilée à une ingérence.
Quelque 75% des membres de la GLNF appartiennent à une Loge symbolique de rite continental. Ce sont donc trois-quarts des Frères à qui l’on propose, sous couvert de souveraineté de la Grande Loge, de vivre une forme émasculée de leur rite. C’est la 2nde dénaturation.
Conscientes de cette situation, les juridictions de perfectionnement ont fini par comprendre le prix exorbitant qu’exigeait l’obédience pour maintenir la paix : rien moins que la désacralisation de l’essentiel. Et face à chacune de leurs légitimes réactions, la Grande Loge s’est radicalisée dans son dogme. Ainsi s’est construite l’hypertrophie obédientielle que nous connaissons aujourd’hui.
Mes remarques pourront être comprises par d’aucuns comme une attaque en règle contre la maçonnerie de style Emulation. Il n’en est évidemment rien.
Mais, face aux désordres que nous connaissons, j’incline de plus en plus à penser qu’ils trouvent leur principale origine dans l’absurdité conceptuelle que j’ai dénoncée, et dont le maintien contre toute raison ne pouvait se faire qu’au prix de dénaturations.
Le grand projet est donc démasqué. Le palier naturel entre degrés symboliques et degrés de perfectionnement devient, en diabolisant les juridictions, un goulet d’étranglement. Je parie que, progressivement mais inéluctablement privés de leur influence spirituelle, les trois grades de la maçonnerie bleue sombreront avant dix ans dans une sorte de soupe indifférenciée. Ce vaste chantier de normalisation est déjà bien engagé. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la standardisation sacrilège de la cérémonie d’Installation.
Non seulement la GLNF n’est pas morte, je lui prédis même un bel avenir. Des chefs emplumés continueront d’exiger des cotisations et de se dédouaner en distribuant une spiritualité de pacotille dans des décors d’opérette. Et nul doute que cette maçonnerie qui ne donne pas la migraine, toute de colifichets, de passementeries et de réseaux recueillera l’adhésion de nombreux adeptes. La GLNF a déjà prévu de les parquer dans des loges aménagées en entrepôts de stockage.
Quant à la maçonnerie de Lumière, je ne vois aucun des candidats en lice pour les élections à venir, si respectable soit-il, avoir simplement effleuré les problèmes que je soulève. Cela signifie que, sauf quelques retouches d’ordre cosmétique, rien n’évoluera.
Il nous reste comme espérance d’une véritable prise en compte des vraies questions, le mouvement initié par l’ULRF, le livre blanc etc. M’étant toujours fixé de n’exercer aucune pression morale sur quiconque, c’est en Frère parmi d’autres que je m’adresse à vous. Je ne prétends tirer aucune légitimité de mes titres et rangs passés ; non plus que de ma position du 4 décembre 2009.
Je voudrais simplement dire à tous les indécis, ainsi qu’à ceux de mes Frères Emulation qui vendent encore leur âme au diable par crainte de perdre un reconnaissance devenue chimérique :La Grande Loge de l’Alliance, j’y vais.
Bien fraternellement
Thierry Perrin - ex GLNF N° 16.354
(1) Je renvoie aux publications des Editions de la Hutte sous la plume et la direction de notre ami Jean Solis pour comprendre les raisons qui dictèrent cette tournure.
(2) C’est à dessein que je n’ai pas évoqué le cas de la Marque.